Les Malahims – 1

Mungil-Toù contempla avec satisfaction le cercle des chefs de clan. C’était la quatrième fois qu’il rencontrait les Malahims du couchant et l’on avait respecté la même disposition que dans le passé : le cercle traditionnel, mais séparé en deux segments par une zone neutre où se tenaient les hérauts et les Chamans.

Cependant, ce soir il était clair que l’équilibre des forces avait changé. Sept nouveaux chefs des clans occidentaux étaient tombés dans le piège du défi, et leurs clans avaient rejoint sa horde qui occupait maintenant bien plus de la moitié du cercle. Dans trois cas, si les clans se trouvaient inclus dans ses troupes, les chefs n’étaient pas dans le cercle. Ils avaient trop bien résisté, ou c’étaient des guerriers riches d’un trop grand prestige, et il ne leur avait pas accordé la vie sauve comme aux autres.

Personne ne pouvait lui reprocher ces morts : périr en duel était normal, et souvent une issue plus recherchée que de vivre sous le joug d’un autre. Et, de toute manière, il s’était montré magnanime, désignant le fils ou le fière du vaincu pour siéger parmi les chefs de clan de la horde. Étant le vainqueur, il aurait pu tout simplement faire entrer les familles dans son propre clan, mais l’idée d’avoir à s’occuper d’organiser la vie quotidienne de plusieurs centaines de guerriers, de femmes et d’enfants lui répugnait. Les nouveaux chefs sauraient certainement fort bien le faire, lui laissant l’esprit libre de rêver à de plus grandes choses et de veiller à ce que ces rêves se réalisent.

— Mes guerriers qui poursuivaient la cavale grondante sont allés jusqu’au bout du monde, là où la terre se mélange lentement à l’eau. Ils se sont avancés dans cette eau qui fait vomir lorsqu’on la boit, mais elle est trop profonde même pour les chevaux et trop large pour les faire nager jusqu’à l’autre côté. (Il s’interrompit et se tourna vers les chamans.) Y a-t-il un autre côté, hommes de sagesse, ou est-ce bien l’extrémité du monde ainsi que le pensent mes guerriers ?

Un vieillard ridé au crâne couronné d’une frange de cheveux rares se leva péniblement et, soutenu par un homme plus jeune, s’avança dans la lueur des feux.

— Nous avons fouillé la tradition, Mungil. Et nous avons interrogé tous les chamans. (Il fit un geste vague, englobant ses collègues occidentaux.) Ensemble, nous avons invoqué les puissances, et leurs réponses ne sont pas claires.

Mungil-Toù restait de marbre, mais il était clair que ce début de réponse ne le satisfaisait pas. Le vieillard en avait conscience et savait qu’il n’était pas bon de décevoir le Maître de la Horde, même si l’on faisait partie de ceux qui parlaient aux dieux. Il se retourna vers les autres chamans, avant de reprendre, d’une voix un peu hésitante :

— Cette surface d’eau empoisonnée découverte par nos guerriers n’est pas le bout du monde, mais les esprits nous disent de la considérer comme telle. Ce qui s’étend au-delà de l’horizon est un domaine qui n’est pas fait pour les humains, mais pour d’autres créatures. Des êtres étranges, bien différents de nous.

— Je sais que les poissons ne nous ressemblent pas, grogna Mungil-Toù.

Quelques chefs s’esclaffèrent autour du cercle, puis réprimèrent leurs rires, car le Maître de la Horde ne semblait pas d’humeur à plaisanter.

— Il n’y a pas seulement les poissons, puissant Mungil, reprit le vieillard. Il s’agit d’êtres qui vivent sur l’eau. Nos visions n’ont pas été précises, car la brume règne en maîtresse sur ces plaines liquides, mais nous avons vu par les yeux de nos esprits d’immenses châteaux dressant leurs puissants murs au-dessus des flots. Il en est de plusieurs sortes. Certains sont d’acier, d’autres de glace. Puis, loin, bien plus loin, au bout de plus de lieues que la horde ne pourrait en franchir en marchant toute une année, il y a d’autres terres.

— Aahhh ! D’autres terres ! Des plaines riches ? Des forêts giboyeuses ?

— Des forêts pleines de gibier, certainement. Mais notre vision s’est troublée, ou les dieux ont voulu nous moquer, car ces terres sont aussi loin dans le couchant qu’éloignées vers le levant.

Le vieillard s’interrompit, cherchant ses mots, ou une image pour les rendre plus compréhensibles.

— Quand un chien se courbe en cercle, dit-il, et qu’il mord sa propre queue, celle-ci est-elle devant lui, ou derrière lui ? (Il laissa à l’assemblée le temps d’absorber ses paroles avant de reprendre :) C’est une image étrange, mais c’est celle que nous ont donné les dieux. Ces terres fertiles et riches sont en même temps à l’ouest et à l’est. Ne me demande pas de l’expliquer mieux, Mungil, je cherche moi-même à comprendre ce que j’ai vu.

Il retourna s’asseoir au milieu des autres chamans, marquant ainsi qu’il avait dit tout ce qu’il savait sur le sujet et Mungil-Toù n’insista pas pour en savoir plus sur-le-champ. Il appellerait le vieil homme sous sa tente plus tard et l’interrogerait plus longuement, mais pour l’instant il en avait appris suffisamment.

Il regarda le cercle des chefs. Près de lui, Sooùvar, de la Flèche Tordue, attira son attention. Il lui fit signe de parler.

— Je pleure toujours mon fils. Je pleure et je souris, car nul n’a vu son corps, et il est donc encore vivant. Comme il n’est pas le prisonnier de l’un d’entre vous (il dévisagea chacun des chefs occidentaux), c’est qu’il erre sur les plaines. Il arrive qu’un coup reçu au combat ôte la mémoire à un homme, et ce n’était qu’un enfant.

En face de Sooùvar, un chef se leva à moitié, comme pour prendre la parole, puis se laissa retomber à terre. Mungil-Toù avait perçu le mouvement et il fit signe à Sooùvar de donner la parole à l’Occidental.

— S’il n’est pas mort ou prisonnier de l’un de nos clans, commença-t-il, ne peut-il avoir été enlevé par la cavale grondante ?

Il y eut une vague de murmures parmi les chefs et leurs suivants. Cette fois, Mungil-Toù se leva, ce qui ramena le silence sur l’assemblée.

— La Flèche Tordue continuera à rechercher la cavale grondante pour délivrer Torkiz s’il en est prisonnier. Mais il existe une autre possibilité… (Il attendit quelques secondes, puis leva le bras vers le nord.) Il y a là, à moins de trois lieues, des ennemis qui peuvent aussi avoir enlevé Torkiz. Ils ne sont que quelques centaines, et même s’ils ont l’aide des… dieux (sa voix avait traîné sur le dernier mot pour montrer qu’il doutait de cette affirmation), les Malahims sauront se montrer dignes de leurs ancêtres : demain, nous attaquerons les guerriers aux longs cheveux. Nous libérerons Torkiz s’il se trouve au village du Grand Chien, et surtout nous vengerons les morts de l’autre bataille.

Puis, comme si cette promesse n’était pas suffisante, il poursuivit :

— Ces sauvages sont riches. Nous ferons un grand butin. Ils sont vigoureux et nous pourrons festoyer dix jours durant grâce aux vaincus !

— Au Grand Chien ! Au Grand Chien ! Demain ! Demain ! enchaînèrent les chefs les uns après les autres, tout au moins ceux de la horde.

Les chefs des clans occidentaux hésitèrent un instant. Puis, parce que Mungil-Toù les fixait d’un regard qui signifiait que le silence serait un défi et qu’ils commençaient à comprendre qu’il était dangereux de s’opposer à lui, ils se joignirent à la clameur.

Les chamans s’écartèrent. La nuit était déjà avancée, mais ils avaient encore le temps d’invoquer les dieux.

Pendant ce temps, des outres de bière aigre commencèrent à circuler autour du cercle.